Quand la pratique sportive croise le droit

Après avoir obtenu l’autorisation de publier leur article de la part des auteurs, voici le texte intégral de la discussion évoquée dans un billet le mois dernier: « Quand la pratique sportive croise le droit ». Cet article se présente comme un dialogue entre un juriste et un ethnologue, François Mandin et Gilles Raveneau, débattant du traitement juridique du risque sportif.

Réglez votre siège en position lecture, c’est parti!

Préambule

Comment le droit aborde-t-il cette question au regard de l’évolution de la pratique sportive et des normes juridiques qui visent à déterminer les responsabilités et la prise en charge du dommage ? En retenant plutôt le respect des « règles du jeu » de chaque discipline sportive, le droit semble ne pas faire de l’acceptation du risque un critère juridique valable. Cela tien en partie au fait que la charge du risque se voit progressivement déplacée de l’individu vers le groupe – telle l’association sportive. Mais alors, qu’en est-il de l’exercice du libre arbitre des individus et de la responsabilité qui en résulte ?

La question du risque se pose de façon emblématique dans les sports contemporains. Elle y trouve un espace de légitimation, en même temps qu’elle y est objet de controverse avec l’affirmation et la valorisation de la sécurité. Les sportifs, engagés librement dans leurs activités, agissent à leurs risques et périls. La manière dont droit aborde le problème vise précisément à déterminer les responsabilités et la prise en charge du dommage. Les divergences de vues entre les juristes et les sportifs peuvent sembler irréconciliables, tant elles engagent la culture et les valeurs de chacun, des approches spécifiques de la norme, de la morale, de la Nature ou du corps.

Gilles Raveneau

Contrairement à certains dangers où l’on observe une surestimation du risque personnel (menace d’agression, péril nucléaire, industriel, alimentaire, etc.), ceux attachés à la pratique sportive sont souvent sous-évalués. On a observé qu’un danger est d’autant plus mal accepté qu’on s’y sent exposé malgré soi. Or, les sports sont précisément un monde où le risque et la prise de risque délibérée trouvent une certaine légitimité. Le risque n’est pas seulement une menace, mais il peut être un élément valorisant pour celui qui s’y est librement engagé. Les sportifs tirent une certaine fierté de la familiarité avec les dangers côtoyés et éprouvent nombre de satisfactions à l’exercice de leur activité. Le risque lui-même, sans être recherché, fait souvent pourtant partie du code de la pratique, au point que supprimer complètement les dangers pourrait conduire à changer profondément le sens de certains sports, en particulier ceux qui se déroulent en pleine nature et sont soumis à l’aléa du milieu (alpinisme, plongée, voile, parachutisme…). Des conflits et des débats internes ont d’ailleurs lieu au sein des différentes activités autour des manières légitimes de pratiquer et de s’exposer, entre les « puristes » qui fondent leur pratique sur une éthique de l’engagement et ceux qui préconisent des aménagements et des réglementations plus protectrices : doit-on équiper les voies d’escalade, aménager la montagne pour permettre un accès au plus grand nombre, interdire les barrages à la navigation ou la plongée en solo ?

Globalement, les sportifs défendent l’acceptation d’une certaine exposition au danger. Toutefois, nos sociétés contemporaines sont de plus en plus rétives au risque, leur évolution se caractérise par le recul de la tolérance à l’égard de la violence à mesure que s’affirme l’autorité de 1’Etat (Elias et Dunning, 1994). L’obsession de la sécurité et la multiplication des normes, des garanties, des protections et des assurances obligatoires visent à contrôler et à moraliser le déploiement du risque. La position des sportifs sur cette question peut devenir non seulement difficile à justifier, mais être encadrée, limitée, voire modifiée par 1’évolution des réglementations et du cadre normatif ou juridique. Dans quelle mesure aujourd’hui des individus choisissant librement une activité dangereuse doivent-ils répondre de leurs actes ? L’acceptation des risques peut-elle écarter le droit à réparation ? Qui assume les conséquences attachées au risque en cas d’accident ? En un mot, dans quelle mesure la pratique sportive croise-t-elle le droit ? Quelle est la position des juristes sur le sujet ? Et quelle est son évolution actuelle sur la question du risque et de la sécurité dans les pratiques physiques et sportives ?

François Mandin

La pratique sportive, au même titre que l’ensemble des activités humaines, relève d’une manière générale du droit positif, entendu ici comme l’ensemble des règles de droit produites par 1’Etat et en vigueur sur son territoire. A cet effet, les sportifs victimes d’un accident ou encore d’une agression sont, comme toute victime, fondés à demander devant le juge étatique la condamnation, sur le plan civil et/ou pénal, du sportif à l’origine du fait dommageable. Toutefois, à la différence des autres activités humaines, la pratique sportive et les dommages qui en découlent ne sont pas assimilables au fait de conduire un véhicule, de travailler ou d’avoir recours à un médecin. Si tous ces actes peuvent être dits à risques, ils ne relèvent cependant pas du même cadre normatif et social. La « culture » sportive, qui conduit à l’affirmation d’une spécificité sportive et d’un droit du sport, interagit et parfois infléchit l’application du droit étatique. La question est alors de savoir comment celui-ci traite le risque sportif et en particulier la détermination des responsabilités et la prise en charge du dommage.

Le consentement ou encore l’acceptation du risque, même si cela n’a pas toujours été le cas (Honorat, 1969), n’est pas un critère juridique déterminant pour évaluer les responsabilités des pratiquants en cas de blessures (Hocquet-Berg, 2002). Il a en quelque sorte une « vertu » éducative : expliquer à la victime, sans le dire expressément, qu’elle a « agi à ses risques et périls ». La tendance est au contraire à la réparation du dommage, en désignant un responsable, et au transfert de la charge de la réparation de l’auteur du dommage vers le groupe (l’association sportive, l’assureur ou encore 1’Etat) (Viney, 1995 : 21 S. ; Lambert-Faivre, 2001 : 15). Cette tendance présente un volet préventif et un volet « répressif », au sens d’une réparation des dommages survenus à l’occasion d’une pratique sportive.

Sur le versant préventif, le droit commun, applicable à toutes les activités humaines sportives ou non, ne contient de fait aucune disposition particulière sur le risque sportif. Les seules règles applicables sont celles relatives à la responsabilité. Mais ces règles ne sont pas à proprement parler préventives. Elles permettent une sanction des comportements contraires à une norme de référence. Tout au plus pourrait-on considérer que la crainte de la sanction atténue, voire exclut des comportements anormaux. Elle jouerait de ce point de vue un rôle préventif. Il faut donc regarder du côté d’un droit spécifique aux activités physiques et sportives pour trouver des normes organisant une véritable prévention du risque. Ces règles sont récentes. Certaines, telles que les normes de sécurité et l’encadrement des pratiquants par des personnes diplômées, organise la protection de l’intégrité physique des pratiquants. D’autres préviennent non pas le dommage physique en tant que tel, mais les conséquences financière du risque sportif en faisant en sorte que les pratiquants soient assurés.

Sur le versant « répressif », et en dehors des hypothèses rares où les dispositions organisant la prévention ne sont pas respectées, le traitement juridique du risque sportif tient dans l’interprétation par les juges du droit commun de la responsabilité civile contractuelle et délictuelle. Il en va ainsi de l’alpiniste qui, participant à une cordée, fait tomber une pierre sur un autre pendant une ascension, du footballeur qui appuie trop sévèrement son tacle ou du coup du poing volontaire donné par un rugbyman pendant le match.

G.R.

Cela me fait penser à ce fait divers qui a fait grand bruit dans les médias et dans le monde des sports en janvier dernier. Il s’agit d’un joueur de l’équipe de rugby de Poussan (Hérault), le troisième ligne aile capitaine de l’équipe qui a arraché avec ses dents un morceau de 6 cm² de chair du nez de son adversaire, joueur de Trèbes (Aude), lors d’un match disputé le 15 janvier. Le joueur blessé, éducateur dans une école de rugby et sous-officier parachutiste, qui a reçu quarante points de suture au centre hospitalier de Carcassonne, a porté plainte juste après les faits et a qualifié ce geste d’ « acte isolé ne devant pas dégoûter quiconque de pratiquer ce sport ». La réaction de la commission de discipline du comité local (Languedoc) a été rapide; elle a suspendu immédiatement le joueur de Poussan pour avoir mordu le nez d’un adversaire. Et quand je dis « mordu », je devrais dire « arraché », voire « mangé », si je me réfère à la symbolique de l’action et aux réactions suscitées par cet évènement chez les joueurs et aficionados du rugby. Pour ne prendre qu’un exemple de réaction pris sur le site électronique de France 2 Télévision le 26 janvier, David, un jeune sportif, s’exprimait ainsi : « non mais c’est dingue, j’ai vu le reportage à la télévision et la gueule du mec! Il a dit qu’il avait vu son adversaire recracher le morceau. C’est du cannibalisme, ça mérite une radiation à vie avec l’interdiction de s’inscrire ailleurs, plus une amende et de la prison ferme.. ».

On voit bien dans cette réaction à chaud que l’idée n’est plus seulement de requérir une sanction interne au sport, mais aussi de faire appel à la loi et à l’institution judiciaire ; autrement dit, à une instance extérieure au monde des sports. D’ailleurs, la décision du comité local de rugby du Languedoc s’accompagne d’une proposition de radiation auprès de la Fédération française de rugby (FFR), avec demande d’extension à toutes les autres fédérations sportives. C’est dire l’émotion qu’a suscitée ce fait divers. La victime a d’ailleurs subi une interruption temporaire de travail de dix jours. Le fait également qu’elle ait porté plainte place nécessairement cette situation sous la coupe de la justice. Bien que cette affaire ne soit pas encore jugée, pouvez-vous nous éclairer sur cette situation et sur la position du juge, en prenant appui sur des affaires similaires et déjà résolues juridiquement ? Je crois savoir que le rugby est justement un des sports collectifs qui apporte régulièrement son lot de différends devant les juridictions.

F.M.

Cette affaire soulève du point de vue du droit la question de la réparation du dommage causé à l’occasion d’une compétition sportive. Les juges aujourd’hui ne posent pas la question de savoir si la victime a accepté ou non le risque de se blesser ou d’être blessée. Nous voyons d’ailleurs dans cet exemple le caractère inopérant du critère de l’acceptation des risques. Il tombe sous le sens qu’aucun individu ne peut accepter une agression telle que des morsures ou des coups de poing. Il convient donc de trouver un autre critère qui additionne les principes du droit de la responsabilité (en particulier délictuelle) et le cadre sportif. Le droit de la responsabilité permet ici la sanction à la condition qu’une faute existe. Pour établir la faute, les juges partent d’une norme de référence – celle de l’homme normalement avisé – et comparent le comportement de l’auteur de l’acte à cette norme. Si le comportement de l’auteur du dommage concorde avec cette norme moyenne, la victime n’obtiendra pas réparation. Le cadre sportif propose, avec le critère du respect des règles du jeu, une solution quelque peu identique. Ainsi, le comportement du sportif est fautif dès lors qu’il viole les règles du jeu (Terré, 2002 : 709).

Lorsque le dommage sportif implique la sphère publique, en ce qu’il est porté devant le juge à l’appui d’une demande en réparation, celui-ci substitue au critère de « l’homme normalement avisé », utilisé dans le droit commun, celui du respect ou encore de la violation des règles du jeu, propres aux règles sportives, pour recevoir favorablement ou rejeter la demande en réparation formulée par le sportif blessé.

Des affaires récentes, qui ne réfèrent plus à l’acceptation des risques, illustrent pleinement cette démarche. Ainsi, dans une décision datée du 21 octobre 2004, les juges ont décidé que la responsabilité de l’association sportive supposait que soit établi que l’un de ses membres ait commis « une faute caractérisée par une violation des règles du jeu ». Dans cette affaire, un joueur de rugby, répétant une phase tactique de sortie de mêlée, s’était blessé en manquant un placage du fait de l’un de ses coéquipiers. Il avait assigné en réparation l’association et ses assureurs. Dans un premier temps, l’association a été condamnée par deux juridictions (le tribunal de grande instance, puis la cour d’appel de Pau) à réparer le dommage subi au motif que si « l’action de jeu en cours était parfaitement régulière », le dommage avait sa source dans le comportement du coéquipier. Contestant la décision de la cour d’appel devant la Cour de cassation, l’association a ensuite été déclarée non responsable. La Cour de cassation a estimé que la cour d’appel ne pouvait pas constater que le dommage était causé par une action de jeu régulière et condamner en conséquence l’association. Selon la Cour de cassation, dès lors « qu’il ressortait qu’aucune faute caractérisée par une violation des règles du jeu n’avait été commise par un joueur quelconque », la responsabilité de l’association ne pouvait pas être retenue. La décision aurait été différente si une faute, telle que celle consistant à mordre ou frapper son adversaire, avait été commise. Par exemple, l’association 1’Amicale sportive et culturelle d’Aureilhan (ASCA) a été condamnée à verser des dommages et intérêts à M. Dubarry à la suite d’un coup de poing donné par l’un de ses membres à l’occasion d’un match de rugby. L’auteur quant à lui a été condamné pénalement pour coups et blessures volontaires (Mouly, 2000).

G.R.

Certes, on comprend bien ici que donner un coup de poing ou mordre le nez de son adversaire ne fait pas partie des règles du jeu. A ce propos d’ailleurs, moi-même comme d’autres auditeurs, en entendant cela à la radio, nous nous demandions si ce n’était pas un canular. Un joueur de rugby ironisait en disant « y a pas idée de vouloir téter quand on a des dents ! »… Bref, le rugbyman victime, bien que connaissant les risques de coups et de chutes auxquels l’expose la pratique normalisée du rugby, est ici en droit de considérer le dommage, au regard même des règles du jeu, comme le résultat d’une faute de son adversaire, voire comme une agression caractérisée. Cette situation est presque trop simple, elle est un peu caricaturale.

Toutefois, il faut bien admettre que la pratique ordinaire du rugby expose à des risques corporels et des accidents. Nous avons affaire à un sport collectif de combat. Les joueurs qui le pratiquent le font librement, ils y trouvent des satisfactions. Le risque d’accident lui-même fait partie du jeu. L’expression virile de ce sport, les chocs et les coups, les troisièmes mi-temps, les excès en tout genre font partie d’une certaine culture du rugby bien connue, dont Christian Pociello et Sébastien Darbon pourraient nous entretenir à loisir (Pociello, 1983 ; Dai-bon, 1999). En clair, le joueur qui s’engage dans la pratique de ce sport le fait en connaissance de cause et à ses risques et périls. Il ne serait plus possible de jouer si, à chaque rencontre, des joueurs portaient plainte pour coups et blessures. Le sport ne pourrait être lui-même (le sport pour le sport, une pratique dont les objectifs ne sont pas extérieurs à elle-même) sans une acceptation minimale des risques indissociables de sa pratique. Certes, le respect des règles du jeu et l’organisation des compétitions préparent un affrontement dont on attend une « violence maîtrisée » (Elias et Dunning, op cit.), c’est-à-dire une lutte qui exclut les actions risquant de blesser gravement les joueurs. Mais comment fixer la limite ? Quelles sont alors les circonstances où le juge est appelé à intervenir ? Et quel est le cadre global du débat juridique sur cette question ?

F.M.

Effectivement, le sportif s’engage en connaissance de cause et à ses risques et périls. Mais il s’agit là d’une règle sociale et morale qui n’a pas ou n’a plus de traduction juridique. L’idée d’agir à ses risques et périls ou encore celle d’accepter des risques n’est pas prise en compte par les juges pour déterminer le responsable et l’étendue du droit à réparation. Autrement dit et bien qu’auparavant cela ait pu être le cas, l’acceptation des risques ne dessine pas la limite juridique entre le dommage donnant lieu à réparation et celui qui n’y donne pas.

La limite dans l’action en justice et la réponse apportée par les tribunaux présentent de ce point de vue une double dimension. La première est interne à l’organisation sportive et à la culture du risque que ses membres sont censés partager. Dans cette perspective, on peut considérer qu’il y a, sinon une acceptation, tacite ou expresse, au moins une conscience partagée du risque, qui conduit (ou devrait conduire) les sportifs à ne pas porter sur la « place publique » les litiges nés dans la sphère sportive.

La seconde dimension touche la limite dans l’appréciation juridique du risque sportif. D’abord, à l’exception des infractions pénales où le parquet peut diligenter des poursuites sans que les victimes agissent, les juges n’interviennent qu’à la condition d’être saisis par les victimes. Ensuite, il ressort de l’ensemble des décisions que le critère de l’acceptation des risques n’est pas retenu. Les juges lui préfèrent, en particulier sur le terrain de la responsabilité civile délictuelle, celui d’une « faute caractérisée par une violation des règles du jeu ». En revanche, les évolutions jurisprudentielles récentes informent d’un processus de socialisation du risque, lequel fait débat. Jusque dans les années 2000, les juges avaient à connaître des litiges opposant un sportif victime à un sportif auteur d’un dommage. En application du critère précédent, ils retenaient ou non la responsabilité de l’auteur du dommage. Désormais, les victimes demandent réparation non plus à l’auteur du dommage, mais à l’association dont il est membre. Et les juges font droit à ces demandes lorsqu’une faute caractérisée par une violation des règles du jeu est établie.

Ce n’est donc plus l’individu fautif qui assume les conséquences de ses actes, mais l’association. C’est là une évolution lourde de conséquences pour les libertés individuelles, lesquelles en effet, parce qu’elles sont précisément fondées sur le pouvoir de s’autodéterminer, impliquent le devoir d’assumer les conséquences de ses actes.

G.R.

Notre société a multiplié les normes, les garanties, les protections et mutualisé les risques en de nombreux domaines. Le sport n’échappe pas à cette obsession de la sécurité, à la demande accrue de réparations et au développement de l’assurance qui les accompagne, voire même au principe de précaution, par ailleurs si souvent invoqué à propos de risques technologiques, sanitaires et écologiques (Beck, 1992). La précaution appelle le partage des responsabilités. Elle est un principe moral et politique. Elle concerne la manière dont les hommes savent engager leur responsabilité les uns vis-à-vis des autres. Le débat sur les questions de responsabilité tend aujourd’hui à se déplacer vers l’arène judiciaire et c’est bien sur fond d’appel à la moralisation que la régulation gestionnaire du risque continue à se déployer.

Avant 1898, en France, l’accident de travail n’était un risque ni pour le patron (qui n’était pas tenu de s’assurer), ni pour la victime. La protection contre l’accident ne faisait pas partie du contrat de travail. Depuis les choses ont bien changé. Un projet social collectif, consacré par le législateur, a visé à protéger les groupes et les individus de l’aléa. Les victimes sont indemnisées, soit de manière privée (garantie, assurance personnelle), soit par la collectivité au titre de la solidarité. Il s’agit à la fois de déterminer qui doit payer et qui peut payer (Ewald, 1996). Face aux dangers, la demande de protection a ainsi été « satisfaite » par le développement de l’assurance et une socialisation du risque généralisée. La responsabilité personnelle tend ainsi à disparaître derrière les procédures de prise en charge. Si l’on comprend bien cela dans les situations où des individus sont exposés à des risques indépendamment de leur volonté, on le saisit plus difficilement dans des situations telles que la pratique sportive, où les personnes prennent des risques de manière délibérée ou s’exposent au danger sans y prendre garde.

Aujourd’hui, deux vision morales du risque s’opposent où sont en jeu la responsabilité individuelle et la place des institutions et de l’État dans les systèmes de protection. La société manifeste une hypersensibilité face au risque individuel, y compris sportif, et dans le même mouvement nous avons le sentiment que la question du risque au plan collectif est mal posée. Quel est l’état de la prise en charge des risques sportifs et de l’intervention du droit aujourd’hui ? Quelles sont les normes juridiques en la matière ?

F.M.

Deux réponses peuvent être apportées ici, à certains égards contradictoires. Si l’on prend la question dans son ensemble, et que l’on met « bout à bout » les textes spécifiques à l’organisation des activités physiques et sportives (sécurité, encadrement, assurance) et les décisions de justice, il convient de constater que le risque est progressivement pris en charge par la collectivité.

Si l’on s’attache techniquement aux arrêts, en les envisageant isolément, la prise en charge du risque fait suite à une « balance » par le juge des intérêts en présence : ceux de l’auteur du dommage, dont on considère a priori qu’il est responsable, et ceux de la victime, qui a pu contribuer à son dommage. Cela ressort aussi bien dans les affaires relatives à la responsabilité contractuelle que dans celles engageant la responsabilité délictuelle.

Lorsqu’un contrat a été conclu (hypothèse de responsabilité contractuelle) entre le pratiquant et l’organisateur, ce dernier est responsable du dommage s’il ne parvient pas à démontrer qu’il a pris toutes les mesures de sécurité nécessaires. On peut par exemple citer deux affaires jugées le même jour, en 1999 : l’une reconnaissant la responsabilité de la victime, l’autre celle de l’organisateur. Les deux litiges avaient pour cadre la pratique du karting sur une piste réservée à cet usage. Dans la première affaire, M. Dekoninck s’était fracturé le bras à la suite du renversement de son véhicule alors qu’il effectuait, à une vitesse excessive, un tour de circuit à l’occasion d’un stage d’initiation organisé par la société Espace aventures. Dans la seconde (Mouly, 2000 : 287), une jeune fille âgée de quatorze ans avait été victime d’un scalp total : ses cheveux longs s’étaient échappés du casque et enroulés autour de l’essieu arrière du kart.

Dans la première affaire, les juges ont retenu la responsabilité du pratiquant. Ils ont considéré que « M. Dekoninck avait eu de la part des moniteurs les recommandations concernant la vitesse et les règles de sécurité et que 1’équipement des « karts » était conforme aux normes exigées pour ce niveau d’uti1isation. La cour d’appel a pu en déduire que le dommage résultait du fait exclusif de la victime, l’accident étant dû à une vitesse excessive ». En revanche, dans la seconde affaire, la responsabilité de l’organisateur été engagée au motif qu’il était tenu à une obligation sécurité et qu’il devait la mettre en œuvre « par une surveillance permanente du comportement des utilisateurs ».

Ces deux affaires illustrent l’ajustement des mécanismes de la responsabilité contractuelle à la pratique sportive. En principe, c’est à la victime d’apporter la preuve que le prestataire du service a manqué à ses obligations. Te1 n’est pas le cas en matière sportive. L’explication, pour autant, n’est pas aisée. L’affaire Dekoninck invite à considérer que cet ajustement tient au rôle actif de la victime et au fait qu’elle agissait à ses risques et périls. Cette impression semble confortée par la seconde affaire, où précisément la victime n’était pas en mesure de «  gérer » le risque qui la guettait. Le danger était indépendant de sa conduite et de la recherche de vitesse. Il ne semble donc pas que l’acceptation du risque constitue de matière contractuelle un critère pour établir la responsabilité de l’organisateur et/ou écarter la demande de réparation de la victime.

Dans les affaires relatives à la responsabilité délictuelle, cette « balance » des intérêts est aussi réalisée. À partir d’abord du critère de la violation des règles du jeu, comme dans l’exemple du rugby cité précédemment. Mais on la trouve également dans les sports individuels pratiqués collectivement. Il en va ainsi de l’alpinisme. Dans une décision datée du 24 avril 2003, la Cour de cassation a eu à se prononcer sur le point de savoir qui, dans un groupe d’alpinistes, était responsable de la chute d’une pierre ayant blessé un membre de la cordée. Les faits étaient les suivants. Un groupe de cinq alpinistes avait décidé de faire une course dans le massif de l’Oisans. Au cours de l’ascension, M. Martin X a été frappé par une pierre mise en mouvement par l’un des membres du groupe, M. Y, et a fait une chute de soixante-dix mètres. Grièvement blessé, il a demandé à celui qui avait provoqué la chute de la pierre réparation de son dommage. La cour d’appel dans une décision du 9 mai 2000, puis la Cour de cassation, confirmant l’arrêt de la cour d’appel, a jugé que « M. Y n’avait pas une compétence d’alpiniste suffisante pour être qualifié de chef de cordée et pour endosser la responsabilité de la conduite de l’escalade et qu’il ne pouvait encourir le reproche d’avoir omis, marchant en tête, d’informer ses amis du risque de chute de pierres parce que tous le connaissaient par la lecture préalable du topo-guide du parcours et parce que la connaissance d’un tel danger sur un parcours pierreux « tombait sous le sens commun » ». Dans cette affaire, les juges ont été sensibles d’une part à l’absence de chef de cordée, sur lequel la charge des responsabilités individuelles pouvait être transférée en raison de l’autorité qu’il aurait eue sur le groupe, d’autre part au fait que chacun devait savoir que des chutes de pierres étaient possibles.

G.R.

Dans les exemples évoqués, on comprend bien en quoi le droit intervient. Par contre, on comprend mal dans quelle mesure un sportif choisissant librement une activité doit répondre du risque qu’il prend. Je pense ici en particulier aux activités de pleine nature (alpinisme, kayak, parachutisme, plongée sous-marine, voile, etc.), où cette question se pose avec une certaine acuité. Sans compter que la prise de risque dans ces sports occupe une place non négligeable. Elle souligne l’engagement volontaire du sujet dans une situation incertaine. La distinction entre risque subi et risque choisi est ici fondamentale. L’important est l’affirmation de la possibilité d’un choix qui vise à établir une marge d’autonomie autorisant un « jeu » avec les risques.

L’alpiniste, le navigateur ou le plongeur s’engagent librement dans une activité dangereuse qui leur procure des sensations et des émotions intenses, des images valorisantes d’eux-mêmes, etc. ; bref, des satisfactions qui relèvent des représentations construites par les individus et les groupes concernés. Le pratiquant n’agit-il pas en connaissance de cause ? Le risque ne fait-il pas partie intégrante de sa pratique, justement ? Pourquoi devrait-il répondre du risque qu’il prend pour lui-même ? Je n’oublie pas que ces sports impliquent souvent des partenaires et que la prise de risque est également une mesure de sa responsabilité envers ceux avec qui il pratique. Si l’on peut comprendre la nécessité de la réparation du dommage causé à un tiers (et donc la mesure de sa responsabilité envers les autres), est-il envisageable de demander réparation d’un dommage causé à soi-même ? Le risque n’est-il pas accepté et consenti par la victime ? Quelle place le droit fait-il ici à la liberté du consentement et à l’acceptation des risques ?

F.M.

Très probablement, le pratiquant agit en connaissance de cause. On est là tenté de citer l’arrêt précédent qui évoque que le danger d’une chute de pierres « tombait sous le sens commun ». C’est une autre façon de dire que le sportif prend des risques qu’il doit assumer. Cela vaut aussi bien pour les pratiques individuelles que pour les sports collectifs, où l’un des sportifs devient victime parce qu’un autre est à l’origine du dommage.

En revanche, lorsque le sportif pratiquant seul ou en groupe est à l’origine de son propre dommage, il ne pourra pas se plaindre devant les tribunaux. En l’espèce, le principe de liberté et de connaissance de l’environnement joue pleinement. Toutefois, ce jeu est relatif. Il est limité à l’atteinte à l’intégrité physique. Sur le plan financier, les conséquences du risque sont supportées par l’assurance, et, surtout, on retrouve le processus de socialisation par les groupements sportifs, qui ont l’obligation de proposer à leurs membres des contrats d’assurance.

G.R.

Dans les pratiques sportives, l’ordre du risque et de l’engagement ne renvoie pas seulement à une relation personnelle, mais aussi à une implication du groupe de pratique. Ainsi, une course (en montagne ou en mer) est une forme de résolution du risque à la fois personnelle et collective. En ce sens, une course revêt pour les pratiquants une forme unitaire où chacun d’eux résout selon ses propres moyens une identique équation du risque.

De ce fait, le risque et l’organisation communautaire du groupe sont indissociables. En découle une double dimension du problème du risque : d’une part, les rapports du risque à la sociabilité du groupe et à sa vision de la nature comme environnement à parcourir, pour les activités de pleine nature par exemple ; d’autre part, l’histoire des relations entre 1’Etat et le groupe des pratiquants, dans l’optique d’une prise en charge du risque. Il s’agit de comprendre comment un risque initialement assumé de manière collective est tombé peu à peu dans le domaine de l’État, faisant naître une dialectique entre le risque et la responsabilité. Il apparaît clairement qu’apporter des modifications juridiques au problème du risque équivaut à bouleverser des pratiques dont le risque (prise de risque et responsabilité collective du groupe) constitue la colonne vertébrale. En lui substituant un tuteur légal, en venant interférer avec le mode de résolution du groupe, on transformerait le sens profond de la pratique. Qu’en pensez-vous ? Quelles sont les solutions juridiques majeures apportées au problème du risque et quelles sont leurs conséquences selon vous ?

F.M.

Cette question est très complexe et ne ressort pas spécifiquement d’un arrêt ou d’une loi en particulier. Ce que l’on peut observer en revanche à l’examen de différentes décisions et des évolutions législatives, c’est que le déplacement juridique de la charge du risque peut avoir pour effet de modifier le rapport au risque des pratiquants. On peut craindre une déresponsabilisation des pratiquants sur le plan individuel. La prise en charge du risque par le groupe peut modifier le comportement des sportifs dans leur engagement physique. Pourquoi freiner cet engagement physique dès lors l’association sera responsable et que la victime, couverte par l’assurance, obtiendra réparation ?

G.R.

Cette évolution n’est pas sans effets pervers. Ne voit-on pas justement, au prétexte de protéger la responsabilité des personnes ou celle des associations à qui appartiennent des équipements ou des sites de pratique (falaise, barrage d’eau vive, carrière désaffectée transformée en site de plongée, etc.), proliférer des réglementations et des interdictions limitant sérieusement la pratique de certains sports ? Cela débouche inévitablement sur des conflits, mais surtout sur des transgressions et des infractions aux réglementations. Nombre de sportifs dénoncent cette évolution. Anne Liardet, Loïc Jean-Albert et Alain Robert par exemple, qui témoignent dans le présent numéro, abondent dans ce sens. Ils voient dans le développement de réglementations tatillonnes la prolifération de règles de sécurité, d’équipements ou formations obligatoires autant d’éléments qui restreignent leur liberté d’engagement dans leur activité. Les infractions que les pratiquants sont alors amenés à commettre engagent paradoxalement de nouveau les individus, quand les organisations sont, elles, protégées. Quel regard portez-vous sur cette évolution ? Quelles peuvent être les conséquences pour les sportifs ainsi conduits à transgresser ces cadres normatifs ?

F.M.

Le développement des normes de sécurité ajoute au transfert de la charge de responsabilité celui de la connaissance et de la gestion du risque. Les prérogatives du pratiquant sont ainsi altérées. Le pouvoir de décision se réduit au choix de la pratique. Pour le reste, la faculté d’agir devient défensive et pourrait prendre une tournure judiciaire excessive (Frison-Roche 2000 : 43 et 81). Il n’est pas sûr cependant que la défense, qui prend la forme d’une demande en réparation, soit la meilleure attaque pour réaliser la liberté (Frison-Roche, op. cit.).

Le sportif doit conserver une part de responsabilité ou d’autonomie dans la pratique, ce qui implique de s’informer, de connaître et d’assumer la charge du risque. On le voit à propos des chutes de pierres en alpinisme. Le point d’équilibre n’est cependant pas évident à trouver. Dans le principe, le processus de socialisation présente l’intérêt de réparer le dommage sans « frapper » l’auteur de la charge de du risque (risque que la victime partage avec lui, via la connaissance du danger). Cette évolution est satisfaisante si elle n’entraîne pas de déresponsabilisation du pratiquant et vide de sens la liberté. Il faudrait notamment interroger plus largement la régulation juridique (Deffains, 2000 : 85) des activités physiques et sportives. C’est là un autre débat, encore que sa résolution pourrait avoir des incidences sur la façon dont le droit, et par conséquent la société, envisage le risque sportif et le risque en général.